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Éric Laurent – La frabrique de l’individu dangereux

 

Après la condamnation d’une psychiatre pour un meurtre commis par un de ses patients, Le Point.fr ouvre son espace Débattre à Éric Laurent, psychologue et psychanalyste.

Souvenez-vous, j’en avais également dit un mot sur « L’École du Crime »: Qui est responsable?

 Avec Lacan - Eric Laurent

(format pdf en cliquant sur la photo)

 

La fabrique de « l’individu dangereux »
Éric Laurent

Les rapports de la psychiatrie et de la justice ont une histoire longue et tumultueuse. La justice a toujours manifesté une résistance à se laisser faire par les procédures de la psychiatrie. Au XXe siècle,Michel Foucault pouvait écrire, à propos de la mise au point de la catégorie d' »individu dangereux » au XIXe siècle: « Il faut remarquer que cette transformation ne s’est pas faite seulement de la médecine vers le droit, comme la pression d’un savoir rationnel sur les vieux systèmes descriptifs ; mais qu’elle s’est opérée par un perpétuel mécanisme d’appel et d’interaction entre le savoir médical ou psychologique et l’institution judiciaire. Ce n’est pas celle-ci qui a cédé. »

Une rupture historique

Cette histoire complexe vient de connaître une rupture qui annonce une nouvelle articulation de la justice et de la psychiatrie. Pour la première fois, une psychiatre a été condamnée, le mardi 18 décembre, à un an de prison avec sursis par un tribunal correctionnel, celui de Marseille. Le moyen de justice ne s’appuie pas sur des dispositions légales relevant du cadre général de la « mauvaise pratique », comme dans d’autres domaines de la médecine. 

Le jugement se fonde sur une loi concernant les conséquences non intentionnelles de décisions prises par des décideurs publics. Cette loi Fauchon de juillet 2000 était censée protéger les décideurs. Elle insiste sur la nécessité de démontrer la « faute caractérisée » par une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité ». Les intentions protectrices ont fonctionné à rebours de ce pourquoi elles étaient prévues. La psychiatre a été condamnée par un jugement démontrant la « faute caractérisée » avec un luxe de détails surprenant.

Le cas clinique

Cette psychiatre suivait, entre 2000 et 2004, un patient, Joël Gaillard, souffrant d’un type de schizophrénie caractérisée essentiellement par des passages à l’acte de plus en plus violents qui ont nécessité des placements d’office. En 2004, le patient est une nouvelle fois hospitalisé en placement d’office. Il est aménagé une permission d’essai. Des comportements violents nécessitent son retour à l’hôpital. Lors du rendez-vous où il en reçoit l’annonce, il fugue. Sa fugue est signalée aux services de police et à la famille trois heures après, délai qui n’est pas inhabituel dans les services de psychiatrie, compte tenu d’une fouille de l’hôpital, des appels à la famille, et d’une attente d’un retour qui n’est pas si rare.

Après un long délai de vingt jours, durant lesquels il ne peut être localisé par les forces de l’ordre, il se présente au domicile de la grand-mère et tue son compagnon. Dans son délire, il menaçait le compagnon de sa grand-mère, M. Trabuc, qu’il soupçonnait de vouloir détourner son héritage. Les comptes-rendus d’audience ne permettent pas de situer la temporalité exacte des dires et des actes. Tout est dans le délai. Que fait le patient durant ce temps ? Pourquoi n’a-t-on pas pu l’arrêter pour le réhospitaliser ?

« La société n’accepte pas »

Les juges n’ont pas retenu ces questions. Ils ont reproché au Dr Canarelli un certain « laxisme » au cours des années. Pour conserver la possibilité de traiter ce patient, elle a levé régulièrement les hospitalisations d’office, et n’a pas jugé utile d’administrer de traitement neuroleptique retard. On lui reproche une « discordance manifeste » entre la gravité du cas et la « conduite thérapeutique ». 

Les juges s’appuient sur une expertise particulièrement sévère. L’expert considère que le « déni » du patient sur la gravité de ses actes a contaminé l’équipe soignante. La partie civile accusant la psychiatre est le fils de l’octogénaire assassiné, cherchant un responsable, après avoir été choqué par un premier non-lieu en 2005, en raison de l’irresponsabilité pénale de Joël Gaillard. Les juges ont particulièrement tenu compte de sa douleur dans la déclaration liminaire du jugement : « Il ne peut exister d’impunité, la société ne l’accepte pas. »

Vers le « tout-sécuritaire » ?

Les professionnels et la communauté psychiatrique se sont particulièrement mobilisés autour de la défense de la psychiatre pour des raisons de principe. Ils craignent que la prise en compte de la pression de l’opinion publique n’accentue l’image de dangerosité des malades mentaux, et pousse au « tout-sécuritaire ». Le président du Syndicat des hôpitaux publics (SPH) considère que la faute n’est pas constituée. Il rappelle que ce dernier procès s’inscrit dans une histoire récente où la psychiatrie résiste à la pression sécuritaire, « depuis le discours de Nicolas Sarkozy à Antony en 2007, qui s’est traduit par la loi de juillet 2011 sur les soins psychiatriques sans consentement ». Les syndicats continuent d’ailleurs à réclamer l’abrogation de cette loi. Ils craignent que l’opinion publique ne cède à la peur et se résigne à une politique psychiatrique avant tout répressive.

Michel Lejoyeux, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Bichat Maison-Blanche, se demande « pourquoi faire d’une vraisemblable erreur de diagnostic d’une psychiatre une faute morale et criminelle », alors que l’on sait la difficulté d’évaluer la « dangerosité criminologique » et l’utopie du « risque zéro ».

L’éditorial du Monde

Les juges ont-ils cédé à la peur et à l’atmosphère sécuritaire ? Ce n’est pas l’avis du journal Le Monde, qui, dans l’éditorial de son édition du 20 décembre, prend résolument parti, et salue un « jugement courageux ». Il souligne que « le réquisitoire le plus terrible sur le suivi thérapeutique […] n’est d’ailleurs pas venu des juges mais de son collègue psychiatre désigné comme expert ». 

Au-delà de l’indignation du « public de professionnels massé au fond de la salle d’audience », le journal salue un jugement qui, au-delà des psychiatres, intéresse au premier chef les juges d’application des peines, régulièrement mis en cause dans les cas criminels standards où l’expertise psychiatrique ne reconnaît pas la folie au-delà de l’irresponsabilité pénale. La chroniqueuse judiciaire du journal signale que « parmi les deux juges assesseurs qui ont participé au délibéré figure le président de l’Association nationale des juges d’application des peines ».

Une épée de Damoclès : l’opinion publique sécuritaire

Cette remarque nous introduit au véritable enjeu de ce procès. Il se tient entre les juges d’application des peines et l’expertise psychiatrique. L’expertise contraint les juges à être responsables de la sortie de détenus dangereux, alors qu’elle ne conclut ni à la folie ni à la nécessité de soins, mais évoque divers troubles de la personnalité. Le président Castoldi a tenu à rappeler : « Nous ne jugeons pas les psychiatres, ni la psychiatrie, nous jugeons un cas d’espèce. » Cette déclaration a été ressentie par les psychiatres comme une dénégation. Ils se sentent visés. Le choix de privilégier l’expertise contre la psychiatre n’est pas ressenti comme innocent. L’expert ne soigne pas. Le psychiatre suit des patients durant des années, hospitalisés ou pas. Pour une fois, un expert visait clairement une psychiatre. Moyennant quoi, « chaque psychiatre sent désormais une épée de Damoclès au-dessus de sa tête ».

Cette épée est d’une autre nature que celle de la justice : c’est l’épée de l’opinion publique sécuritaire. Après avoir contraint les juges à rompre un pacte avec la psychiatrie, elle pourrait se passer des juges. Aux USA, les lois de l’État de Virginie pour évaluer les risques de récidive se passent des juges. Une clause oblige ceux-ci à maintenir en détention des délinquants sexuels lorsqu’ils ont, sur une échelle d’évaluation de la récidive, un score de plus de 4, déterminé par une commission strictement administrative.

L’administration, est-ce l’avenir ?

Pour nous délivrer du conflit entre juges d’application des peines, experts psychiatriques et psychiatres des soins, l’avenir sera-t-il celui d’une commission administrative ad hoc ? Et dans une agence indépendante, bien sûr ! Dans le crime particulier dont nous parlons, la condamnation porte-t-elle sur les circonstances particulières du passage à l’acte ou sur « l’individu dangereux » qu’est devenu Joël Gaillard ? Avec ce jugement, la question ouverte par Michel Foucault, et reprise par Robert Badinter dans son opposition aux lois récentes sur la récidive en 2009, reçoit une nouvelle réponse. Le Dr Canarelli, soutenu par la profession, a tout de suite fait appel. Nous en suivrons le décours avec encore plus d’attention que ce premier jugement.

Source : http://www.lepoint.fr/la-fabrique-de-l-individu-dangereux-23-12-2012-1605494_19.php

2 réflexions sur “L’individu dangereux

  1. C’était écrit sur le site du Point, mais en effet je ne l’ai jamais vu se présenter comme psychologue.
    Mais je suis de votre avis: pas de quoi se vanter d’avoir un diplôme de psychologue, vu le niveau de ce qu’on apprend en faculté de psycho.

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